Conformément à son ambition d’animer le débat stratégique, la Vigie a réuni en janvier une douzaine de participants à une réunion d’échanges entre militaires et militants, armés chacun de convictions et de valeurs fortes et désireux de les partager dans un esprit d’ouverture, sur le sujet de la dissuasion nucléaire. En voici le CR succinct qui respecte les règles de Chattam House.
Il y avait 12 participants autour de la table le 19 janvier 2018 dans la salle de réunion de la Revue de la Défense Nationale à l’Ecole Militaire, quatre officiers généraux praticiens de la dissuasion et de la réflexion militaire, et huit militants non-violents et antinucléaires. Tous étaient de la même génération ou presque. L’animateur prévu n’ayant pu se libérer, ce sont les associés de La Vigie qui ont modéré les travaux.
Le matin a été consacré à l’exposé des expériences et des convictions de chacun. Un déjeuner a permis des échanges personnels. L’après-midi a été consacré à une séance de disputatio qui a permis des controverses sur la base des arguments échangés le matin. Elle a été suivie d’un tour de table conclusif et d’une promesse de se revoir dans le même format pour aborder la dialectique de l’intervention militaire extérieure et de l’intervention civile de paix.
Comme cela avait été projeté, la réunion a permis de faire connaissance, d’écouter les analyses des uns et des autres pour déterminer les points d’accord et de désaccord. On a regretté l’absence de femmes dans la discussion, des éléments d’explication ayant été avancés à cet égard. Chacun avait pu prendre connaissance à l’avance de l’argumentaire d’Etienne Godinot (IRNC) contre l’arme nucléaire et des réactions de Jean Dufourcq (La Vigie), les deux organisateurs de cette réunion d’échanges. On n’est donc pas revenu sur cette dialectique qui posait le débat.
De cette réunion ouverte, directe, cordiale, de ces échanges sereins, mais sans concession, entre ces experts militaires et ces chercheurs et militants non-violents, on peut retenir les points suivants :
- D’un côté, des militants de l’alternative non-violente et/ou de la recherche de paix qui contestent depuis leur jeunesse le principe de la défense par la bombe atomique. Plusieurs d’entre eux avaient eu des contacts réguliers avec des officiers supérieurs, des représentants du ministère de la Défense, du SGDN ou du COFAT. Tous se démarquent de l’antimilitarisme, mais la plupart a participé à des activités associatives diverses luttant activement contre les armes nucléaires et pour le désarmement. Beaucoup d’entre eux se sont attachés à penser la « dissuasion civile » (préparation économique, psychologique et politique des institutions publiques et de la société civile à faire face à une menace extérieure ou interne contre la démocratie par des stratégies de non-collaboration et de désobéissance civile à un pouvoir illégitime), à expérimenter l’action non-violente (France, Colombie, Israël-Palestine, etc.) ou à développer une culture de paix comme arme de prévention. Convaincus de la folie nucléaire qui menace la survie de la planète, ils ont vu dans la fin de la guerre froide la victoire de la résistance civile des peuples d’Europe de l’Est combinée à l’action courageuse d’un pape polonais contre la dictature soviétique (ses successeurs au St Siège ont une position plus critique que lui au sujet de l’arme nucléaire).
- De l’autre, des officiers généraux – leurs avis étaient loin d’être monolithiques – dont l’attitude allait d’un certain fatalisme nucléaire reprenant l’idée du mal nécessaire en attendant mieux, en passant par la logique de la nécessaire précaution et de l’élémentaire prudence face à l’instabilité du monde (« la cale pour que la table de la paix tienne debout »), jusqu’à l’affirmation argumentée de la nécessaire contribution de la dissuasion nucléaire stratégique à la sécurité du monde. Souvent experts moraux autant que stratégistes, ces praticiens ont aussi une conscience aigüe des rapports de force du monde et des dégâts majeurs qu’engendrent les combats conventionnels massifs. L’arme nucléaire, c’est pour eux une réponse assez adaptée à l’insécurité stratégique globale. Et c’est aussi le résidu pas inutile aujourd’hui des grandes guerres précédentes et un instrument loin d’être périmé pour réguler les tensions à venir. La sureté dont les militaires sont comptables en dernier ressort exige pour eux d’en conserver la capacité.
- La contradiction principale a porté sur quatre points clés :
– l’assimilation de la dissuasion nucléaire à la ligne Maginot : elle n’est pas une protection contre le terrorisme, la menace cybernétique, les conflits ethniques ou religieux, le crime transnational, etc. ; appartenant au seul chef de l’Etat, elle démobilise la population de ses responsabilités en matière de défense. A des degrés divers, ce point peut faire consensus.
– Une arme que seuls quelques Etats sur les 195 Etats de la planète ont « le droit » de posséder ; une arme coûteuse souvent considérée comme un instrument politique de prestige, mais dont l’Afrique du Sud et le Brésil ont abandonné le développement sans s’en porter plus mal. Beaucoup ont relevé que tous les pays n’avaient pas les mêmes équations de sécurité, ni les mêmes responsabilités héritées de l’Histoire. Certains ont ajouté que le CSNU reflétait le droit des vainqueurs de 1945.
– La dangerosité intrinsèque des installations et de la dissuasion nucléaires (folie de la Mutual Assured Destuction, prolifération verticale et horizontale, risques d’accidents). Avérée pour les uns, sérieusement encadrée pour les autres.
– Crédibilité de la posture nucléaire stratégique de la France. Pour les uns, il est urgent de sortir d’une impasse ; pour les autres, on est à l’étiage et on ne peut pas faire moins. Des divergences ont également porté sur l’européanisation de notre arsenal jugée souhaitable par certains, mais impraticable par tous les praticiens. Pour les praticiens, l’emploi de la dissuasion, c’est le non-emploi de l’arme et c’est un calcul politique et militaire rentable. Une dissuasion censée se jouer dans la tête de l’adversaire. Une dissuasion qui peut intéresser le partenaire, le voisin ou de l’ami qui voyage en passager clandestin de l’arsenal de l’autre, que ce soit l’états-unien ou le français. L’échec, c’est l’emploi de l’arme nucléaire. Tout cela est-il aussi rationnel, ou au contraire est-ce un risque inacceptable qu’on ne peut pas continuer durablement à courir ?
- De la discussion ont émergé des pistes communes sur la nécessaire culture de paix et une réflexion sur la sécurité durable et le regret que le sceptre nucléaire dont se saisit chaque nouveau Président de la République étouffe assez vite tout renouveau du débat sur la défense et sur la stratégie. Mais également des points d’accord et des divergences :
– le désarmement nucléaire prévu expressément par le TNP est à approfondir et à généraliser, et la France pourrait reprendre son bâton de pèlerin dans ce domaine après avoir bien montré déjà la voie par des séquences de désarmement unilatéral ;
– un nouvel ordre international fondé sur le développement humain et la sécurité civile est le grand défi de la paix demain, une paix qu’il faut réassurer juridiquement et, pour une partie des participants, militairement, y compris par une défense conventionnelle européenne souhaitable mais aujourd’hui hors de portée pour les praticiens.
– en attendant, un désarmement de la France dans le cadre du TIAN serait considéré par les uns comme un contresens stratégique et une démarche hasardeuse assurant à d’autres un monopole de la dictature de la peur par l’atome, mais par les autres comme une décision qui ne nuirait en rien à notre sécurité et serait saluée par le monde entier comme une initiative historique pour sortir de la folie nucléaire du XXème siècle.
- Des affirmations – des incongruités ? – ont été proférées, sur les puissances nucléaires virtuelles du seuil comme le Japon, voire sur la part de vertu que porte la prolifération en l’absence de garanties de sécurité crédibles. Questions ouvertes ?
Les protagonistes de cette rencontre ont été heureux de ces échanges somme toute raisonnables, et ont décidé de les reconduire sur un autre thème, celui des interventions extérieures en opposant ou combinant les interventions civiles, humanitaires ou militaires.
On se reverra donc.
JD, EG, 3 février 2018
PS : on notera qu’à cette même date, une autorité du Vatican a traité de la dissuasion : La doctrine de la dissuasion est « inacceptable » car elle est fondée « sur une logique de peur » et elle risque le suicide de l’humanité, affirme Mgr Silvano Maria Tomasi. L’Osservatore Romano daté du 3 février 2018 rapporte des extraits de l’interview du prélat du Dicastère pour le Service du développement humain intégral, au Huffington Post Italia. La volonté de chefs d’Etat concernant « la modernisation et l’agrandissement des arsenaux nucléaires existants », a confié l’archevêque, est « une source de grande inquiétude… Je tiens à répéter le message que le pape François a redit plusieurs fois : ‘L’humanité risque de se suicider !’ »